FRANÇOIS QUESNAY (1694-1774)

LE DROIT NATUREL

(Journal d'agriculture,septembre 1765)

CHAPITRE PREMIER

CE QUE C'EST QUE LE DROIT NATUREL DES HOMMES

LE droit naturel de l'homme peut être défini vaguement le droit que l'homme a aux choses propres à sa jouissance. Avant que de considérer le droit naturel des hommes, il faut considérer l'homme lui-même dans ses différents états de capacité corporelle et intellectuelle, et dans ses différents états relatifs aux autres hommes. Si l'on n'entre pas dans cet examen avant que d'entreprendre de développer le droit naturel de chaque homme, il est impossible d'apercevoir même ce que c'est que ce droit (1).

C'est faute d'avoir remonté jusqu'à ces premières observations, que les philosophes se sont formé des idées si différentes et même si contradictoires du droit naturel de l'homme. Les uns, avec quelque raison, n'ont pas voulu le reconnaître; les autres, avec plus de raison, l'ont reconnu; et la vérité se trouve de part et d'autre. Mais une vérité en exclut une autre dans un même être lorsqu'il change d'état, comme une forme est la privation actuelle d'une autre forme dans un même corps.

Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est nul, a dit vrai (2). Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est le droit que la nature enseigne à tous les animaux, a dit vrai (3).

Celui qui a dit que le droit naturel de l'homme est le droit que sa force et son intelligence lui assurent, a dit vrai (4).

Celui qui a dit que le droit naturel se borne à l'intérêt particulier de chaque homme, a dit vrai (5).

Celui qui a dit que le droit naturel est une loi générale et souveraine qui règle les droits de tous les hommes, a dit vrai (6).

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes est le droit illimité de tous à tout, a dit vrai (7).

Celui qui a dit que le droit naturel des hommes est un droit limité par une convention tacite ou explicite, a dit vrai (8).

Celui qui a dit que le droit naturel ne suppose ni juste ni injuste, a dit vrai (9).

Celui qui a dit que le droit naturel est un droit juste, décisif, et fondamental, a dit vrai (10).

Mais aucun n'a dit vrai relativement à tous les cas.

Ainsi les philosophes se sont arrêtés au paralogisme, ou argument incomplet, dans leurs recherches sur cette matière importante, qui est le principe naturel de tous les devoirs de l'homme réglés par la raison.

Un enfant, dépourvu de force et d'intelligence, a incontestablement un droit naturel à la subsistance, fondé sur le devoir indiqué par la nature au père et à la mère. Ce droit lui est d'autant plus assuré que le devoir du père et de la mère est accompagné d'un attrait naturel qui agit beaucoup plus puissamment sur le père et sur la mère, que la notion de l'ordre naturel qui établit le devoir. Néanmoins on ne peut ignorer que ce devoir indiqué et assuré par le sentiment est dans l'ordre de la justice; car le père et la mère ne font que rendre à leurs enfants ce qu'ils ont reçu eux-mêmes de leur père et mère : or un précepte qui se rapporte à un droit juste oblige tout être raisonnable.

Si on me demande ce que c'est que la justice? Je répondrai que c'est une règle naturelle et souveraine, reconnue par les lumières de la raison qui détermine évidemment ce qui appartient à soi-même, ou à un autre.

Si le père et la mère de l'enfant meurent, et que l'enfant se trouve, sans autre ressource, abandonné inévitablement à son impuissance, il est privé de l'usage de son droit naturel, et ce droit devient nul. Car un attribut relatif est nul quand son corrélatif manque. L'usage des yeux est nul dans un lieu inaccessible à la lumière.

CHAPITRE II

DE L'ÉTENDUE DU DROIT NATUREL DES HOMMES

Le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les lumières de la raison, et que par cette évidence seule, il est obligatoire indépendamment d'aucune contrainte; au lieu que le droit légitime limité par une loi positive, est obligatoire en raison de la peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi, quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indication énoncée dans la loi

Par ces différentes conditions on voit toute l'étendue du droit naturel, et ce qui le distingue du droit légitime .

Souvent le droit légitime restreint le droit naturel, parce que les lois des hommes ne sont pas aussi parfaites que les lois de l'Auteur de la nature, et parce que les lois humaines sont quelquefois surprises par des motifs dont la raison éclairée ne reconnais pas toujours la justice; ce qui oblige ensuite la sagesse des législateurs d'abroger des lois qu'ils ont faites eux-mêmes. La multitude des lois contradictoires et absurdes établies successivement chez les nations, prouve manifestement que les lois positives sont sujettes à s'écarter souvent des règles immuables de la justice, et de l'ordre naturel le plus avantageux à la société.

Quelques philosophes absorbés dans l'idée abstraite du droit naturel des hommes, qui laisse à tous un droit à tout, ont borné le droit naturel de l'homme à l'état de pure indépendance des hommes les uns envers les autres, et à l'état de guerre entre eux pour s'emparer les uns et les autres de leur droit illimité. Ainsi, prétendent ces philosophes, lorsqu'un homme est privé par convention, ou par une autorité légitime, de quelques parties du droit naturel qu'il a à toutes les choses propres à sa jouissance, son droit général est détruit; et cet homme se trouve sous la dépendance d'autrui par ses engagements, ou par une autorité coactive. Il n'est plus dans le simple état de nature, ou d'entière indépendance; il n'est plus lui seul juge de son droit; il est soumis au jugement d'autrui; il n'est donc plus, disent-ils, dans l'état de pure nature, ni par conséquent dans la sphère du droit naturel.

Mais si l'on fait attention à la futilité de cette idée abstraite du droit naturel de tous à tout, il faudra, pour se conformer à l'ordre naturel même, réduire ce droit naturel de l'homme aux choses dont il peut obtenir la jouissance, et ce prétendu droit général sera dans le fait un droit fort limité.

Dans ce point de vue, on apercevra que les raisonnements que l'on vient d'exposer ne sont que des sophismes frivoles, ou un badinage de l'esprit, fort déplacé dans l'examen d'une matière si importante; et on sera bien convaincu que le droit naturel de chaque homme se réduit dans la réalité à la portion qu'il peut se procurer par son travail. Car son droit à tout est semblable au droit de chaque hirondelle à tous les moucherons qui voltigent dans l'air, mais qui dans la réalité se borne à ceux qu'elle peut saisir par son travail ou ses recherches ordonnées par le besoin.

Dans l'état de pure nature, les choses propres à la jouissance des hommes se réduisent à celles que la nature produit spontanément et sur lesquelles chaque homme ne peut faire usage de son droit naturel indéterminé, qu'en s'en procurant quelque portion par son travail, c'est-à-dire, par ses recherches. D'où il s'ensuit : 1° que son droit à tout n'est qu'idéal; 2° que la portion de choses dont il jouit dans l'état de pure nature s'obtient par le travail; 3° que son droit aux choses propres à sa jouissance doit être considéré dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la justice; car dans l'ordre de la nature il est indéterminé tant qu'il n'est pas assuré par la possession actuelle; et dans l'ordre de la justice il est déterminé par une possession effective de droit naturel, acquise par le travail, sans usurpation sur le droit de possession d'autrui; 4° que dans l'état de pure nature, les hommes pressés de satisfaire à leurs besoins, chacun par ses recherches, ne perdront pas leur temps à se livrer inutilement entre eux une guerre qui n'apporterait que de l'obstacle à leurs occupations nécessaires pour pouvoir à leur subsistance (11); 5° que le droit naturel, compris dans l'ordre de la nature, et dans l'ordre de la justice, s'étend à tous les états dans lesquels les hommes peuvent se trouver respectivement les uns aux autres.

CHAPITRE III

DE L'INÉGALITÉ DU DROIT NATUREL DES HOMMES

Nous avons vu que dans l'état même de pure nature ou d'entière indépendance, les hommes ne jouissent de leur droit naturel aux choses dont ils ont besoin que par le travail, c'est-à-dire par les recherches nécessaires pour les obtenir; ainsi le droit de tous à tout se réduit à la portion que chacun d'eux peut se procurer, soit qu'ils vivent de la chasse, ou de la pêche, ou des végétaux qui naissent naturellement. Mais pour faire ces recherches, et pour y réussir, il leur faut les facultés du corps et de l'esprit, et les moyens ou les instruments nécessaires pour agir et pour parvenir à satisfaire à leurs besoins. La jouissance de leur droit naturel doit être fort bornée dans cet état de pure nature et d'indépendance, où nous ne supposons encore entre eux aucun concours pour s'entraider mutuellement, et où les forts peuvent user injustement de violence contre les faibles. Lorsqu'ils entreront en société, et qu'ils feront entre eux des conventions pour leur avantage réciproque, ils augmenteront donc la jouissance de leur droit naturel; et ils s'assureront même la pleine étendue de cette jouissance, si la constitution de la société est conforme à l'ordre évidemment le plus avantageux aux hommes, relativement aux lois fondamentales de leur droit naturel.

Mais en considérant les facultés corporelles et intellectuelles, et les autres moyens de chaque homme en particulier, nous y trouverons encore une grande inégalité relativement à la jouissance du droit naturel des hommes. Cette inégalité n'admet ni juste ni injuste dans son principe; elle résulte de la combinaison des lois de la nature; et les hommes ne pouvant pénétrer les desseins de l'Être Suprême dans la construction de l'univers, ne peuvent s'élever jusqu'à la destination des règles immuables qu'il a instituées pour la formation et la conservation de son ouvrage. Cependant, si on examine ces règles avec attention, on apercevra au moins que les causes physiques du mal physique sont elles-mêmes les causes des biens physiques , que la pluie, qui incommode le voyageur, fertilise les terres; et si on calcule sans prévention, on verra que ces causes produisent infiniment plus de bien que de mal, et qu'elles ne sont instituées que pour le bien; que le mal qu'elles causent incidemment, résulte nécessairement de l'essence même des propriétés par lesquelles elles opèrent le bien. C'est pourquoi elles ne sont, dans l'ordre naturel relatif aux hommes, des lois obligatoires que pour le bien; elles nous imposent le devoir d'éviter, autant que nous le pouvons, le mal que nous avons à prévoir par notre prudence.

Il faut donc bien se garder d'attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l'ordre même des lois physiques, instituées pour opérer le bien. Si un gouvernement s'écartait des lois naturelles qui assurent les succès de l'agriculture, oserait-on s'en prendre à l'agriculture elle-même de ce que l'on manquerait de pain, et de ce que l'on verrait en même temps diminuer le nombre des hommes, et augmenter celui des malheureux?

Les transgressions des lois naturelles sont les causes les plus étendues et les plus ordinaires des maux physiques qui affligent les hommes; les riches mêmes, qui ont plus de moyens pour les éviter, s'attirent par leur ambition, par leurs passions, et même par leurs plaisirs, beaucoup de maux dont ils ne peuvent inculper que leurs dérèglements Ceci nous mènerait insensiblement à une autre cause du mal physique et du mal moral, laquelle est d'un autre genre que les lois physiques; c'est le mauvais usage de la liberté des hommes. La liberté, cet attribut constitutif de l'homme, et que l'homme voudrait étendre au-delà de ses bornes, paraît à l'homme n'avoir jamais tort; s'il se nuit à lui-même, s'il détruit sa santé, s'il dissipe ses biens et ruine sa famille par le mauvais usage de sa liberté, il se plaint de l'Auteur de sa liberté lorsqu'il voudrait être encore plus libre (12); il ne s'aperçoit pas qu'il est lui-même en contradiction avec lui-même. Qu'il reconnaisse donc ses extravagances; qu'il apprenne à bien employer cette liberté, qui lui est si chère; qu'il bannisse l'ignorance et les dérèglements, sources des maux qu'il se cause par l'usage de sa liberté. Il est de sa nature d'être libre et intelligent, quoiqu'il ne soit quelquefois ni l'un ni l'autre. Par l'usage aveugle et imprudent de sa liberté, il peut faire de mauvais choix; par son intelligence, il peut parvenir aux meilleurs choix, et se conduire avec sagesse, autant que le lui permet l'ordre des lois physiques qui constituent l'univers (13).

Le bien physique et le mal physique, le bien moral et le mal moral ont donc évidemment leur origine dans les lois naturelles. Tout a son essence immuable, et les propriétés inséparables de son essence. D'autres lois auraient d'autres propriétés essentielles, vraisemblablement moins conformes à la perfection à laquelle l'Auteur de la nature a porté son ouvrage; celles qu'Il a instituées sont justes et parfaites dans le plan général, lorsqu'elles sont conformes à l'ordre et aux fins qu'Il s'est proposées; car Il est lui-même l'Auteur des lois et des règles, et par conséquent supérieur aux lois et aux règles. Mais leur destination est d'opérer le bien, et tout est soumis à celles qu'Il a instituées; l'homme doué d'intelligence a la prérogative de pouvoir les contempler et les connaître pour en retirer le plus grand avantage possible, sans être réfractaire à ces lois et à ces règles souveraines.

D'où suit que chacun a le droit naturel de faire usage avec reconnaissance de toutes les facultés qui lui ont été départies par la nature dans les circonstances où elle l'a placé, sous la condition de ne nuire ni à soi-même ni aux autres : condition sans laquelle personne ne serait assuré de conserver l'usage de ses facultés ou la jouissance de son droit naturel, et qui nous conduit au chapitre suivant.

CHAPITRE IV

DU DROIT NATUREL DES HOMMES

CONSIDÉRÉS RELATIVEMENT LES UNS AUX AUTRES

Les hommes peuvent être considérés dans l'état de solitude et dans l'état de multitude.

Si l'on envisage les hommes comme dispersés de manière qu'ils ne puissent avoir entre eux aucune communication, on aperçoit qu'ils sont complètement dans l'état de pure nature et d'entière indépendance, sans aucun rapport de juste et d'injuste relativement les uns aux autres. Mais cet état ne peut subsister que le temps de la durée de la vie de chaque individu; ou bien il faudrait supposer que ces hommes vivraient au moins, chacun avec une femme, dans leur retraite, ce qui changerait entièrement l'hypothèse de leur état de solitude; car cette association d'une femme et des enfants qui surviendraient, admettrait un ordre de dépendance, de justice de devoirs, de sûreté, de secours réciproques.

Tout homme est chargé de sa conservation sous peine de souffrance, et il souffre seul quand il manque à ce devoir envers lui-même, ce qui l'oblige à le remplir préalablement à tout autre. Mais tous ceux avec lesquels il est associé sont chargés envers eux-mêmes du même devoir sous les mêmes peines. Il est de l'ordre naturel que le plus fort soit le chef de la famille; mais il n'est pas de l'ordre de la justice qu'il usurpe sur le droit naturel de ceux qui vivent en communauté d'intérêts avec lui. Il y a alors un ordre de compensation dans la jouissance du droit naturel de chacun qui doit être à l'avantage de tous les individus de la famille, et qui doit être réglé par le chef, selon l'ordre même de la justice distributive, conformément aux devoirs prescrits par la nature, et à la coopération où chacun contribue selon sa capacité aux avantages de la société Les uns et les autres y contribuent diversement, mais l'emploi des uns est à la décharge de l'emploi des autres; par cette distribution d'emploi, chacun peut remplir le sien plus complètement; et par ce supplément réciproque, chacun contribue à peu près également à l'avantage de la société; donc chacun doit y jouir de toute l'étendue de son droit naturel, conformément au bénéfice qui résulte du concours des travaux de la société; et ceux qui ne sont pas en état d'y contribuer, doivent y participer à raison de l'aisance que cette société particulière peut se procurer. Ces règles qui se manifestent d'elles-mêmes, dirigent la conduite du chef de famille pour réunir dans la société l'ordre naturel et l'ordre de la justice. Il y est encore excité par des sentiments de satisfaction, de tendresse, de pitié, etc., qui sont autant d'indices des intentions de l'Auteur de la nature, sur l'observation des règles qu'Il prescrit aux hommes pour les obliger par devoir à s'entre-secourir mutuellement.

Si on considère les hommes dans l'état de multitude, où la communication entre eux est inévitable, et où cependant il n'y aurait pas encore de lois positives qui les réunissent en société sous l'autorité d'une puissance souveraine, et qui les assujettissent à une forme de gouvernement, il faut les envisager comme des peuplades de sauvages dans des déserts, qui y vivraient des productions naturelles du territoire, ou qui s'exposeraient par nécessité aux dangers du brigandage, s'ils pouvaient faire des excursions chez des nations où il y aurait des richesses à piller; car dans cet état ils ne pourraient se procurer des richesses par l'agriculture, ni par les pâturages des troupeaux, parce qu'il n'y aurait pas de puissance tutélaire pour leur en assurer la propriété. Mais il faudrait au moins qu'il y eût entre eux des conventions tacites ou explicites pour leur sûreté personnelle; car les hommes ont, dans cet état d'indépendance, une crainte le uns des autres, qui les inquiète réciproquement, et sur laquelle ils peuvent facilement se rassurer de part et d'autre, parce que rien ne les intéresse plus que de se délivrer réciproquement de cette crainte. Ceux de chaque canton se voient plus fréquemment; ils s'accoutument à se voir, la confiance s'établit entre eux, ils s'entraident, ils s'allient par des mariages, et forment en quelque sorte des nations particulières, où tous sont ligués pour leur défense commune, et où d'ailleurs chacun reste dans l'état de pleine liberté et d'indépendance les uns envers les autres, avec la condition de leur sûreté personnelle entre eux, et de la propriété de l'habitation et du peu d'effets ou ustensiles qu'ils ont chacun en leur possession et à leur garde particulière.

Si leurs richesses de propriété étaient plus considérables et plus dispersées, ou plus exposées au pillage, la constitution de ces nations ne suffirait pas pour leur en assurer la propriété; il leur faudrait alors des lois positives écrites, ou de convention, et une autorité souveraine pour les faire observer; car leurs richesses, faciles à enlever et abandonnées à la fidélité publique, susciteraient aux compatriotes peu vertueux des désirs qui les porteraient à violer le droit d'autrui.

La forme des sociétés dépend donc du plus ou du moins de biens que chacun possède, ou peut posséder, et dont il veut s'assurer la conservation et la propriété.

Ainsi les hommes qui se mettent sous la dépendance, ou plutôt sous la protection des lois positives et d'une autorité tutélaire, étendent beaucoup leur faculté d'être propriétaires; et par conséquent étendent beaucoup l'usage de leur droit naturel, au lieu de le restreindre.

CHAPITRE V

DU DROIT NATUREL DES HOMMES RÉUNIS EN SOCIÉTÉ

SOUS UNE AUTORITÉ SOUVERAINE

I1 y a des sociétés qui sont gouvernées le s unes par une autorité monarchique, les autres par une autorité aristocratique, d'autres par une autorité démocratique, etc. Mais ce ne sont pas ces différentes formes d'autorités qui déci dent de l'essence du droit naturel des hommes réunis en société, car les lois varient beaucoup sous chacune de ces formes. Les lois des gouvernements, qui décident du droit des sujets, se réduisent presque toujours à des lois positives ou d'institution humaine; or ces lois ne sont pas le fondement essentiel et immuable du droit naturel; et elles varient tellement, qu'il ne serait pas possible d'examiner l'état du droit naturel des hommes sous ces lois. I1 est même inutile de tenter d'entrer dans cet examen; car là où les lois et la puissance tutélaire n'assurent point la propriété et la liberté, il n'y a ni gouvernement, ni société profitables, il n'y a que domination et anarchie sous les apparences d'un gouvernement; les lois positives et la domination y protègent e t assurent les usurpations des forts, et anéantissent la propriété et la liberté des faibles. L'état de pure nature est alors plus avantageux que cet état violent de société, qui passe par toutes les vicissitudes de dérèglements, de formes, d'autorités et de souverains. Ce qui paraît même si inévitable que les hommes qui se livrent à la contemplation de tous ces changements, se persuadent intimement qu'il est dans l'ordre de la fatalité des gouvernements d'avoir leurs commencements, leurs progrès, leur plus haut degré de puissance, leur déclin et leur fin. Mais ils ont dû remarquer aussi que cet ordre est bien irrégulier, que les passages y sont plus ou moins rapides, plus ou moins uniformes, plus ou moins inégaux, plus ou moins compliqués d'événements imprévus, favorables ou désastreux, plus ou moins dirigés ou fortuits, plus ou moins attribués à la prudence ou aux méprises, aux lumières ou à l'ignorance, à la sagesse ou aux passions effrénées de ceux qui gouvernent; ainsi ils auraient dû en conclure au moins que le fatalisme des mauvais gouvernements n'est pas une dépendance de l'ordre naturel et immuable, l'archétype des gouvernements.

Pour connaître l'ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes; il faut de même, pour connaître l'étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer au lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement auquel les hommes doivent être assujettis consiste dans l'ordre naturel et dans l'ordre positif, les plus avantageux aux hommes réunis en société.

Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.

Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.

On entend ici par loi physique le cours réglé de tout événement physique de l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici par loi morale la règle de toute action humaine de l'ordre moral conforme à l'ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces lois forment ensemble ce qu'on appelle la loi naturelle . Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l'Être Suprême; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles (14); par conséquent la base du gouvernement le plus parfait, et la règle fondamentale de toutes les lois positives; car les lois positives ne sont que des lois de manutention relatives à l'ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

Les lois positives sont des règles authentiques établies par une autorité souveraine, pour fixer l'ordre de l'administration du gouvernement, pour assurer la défense de la société, pour faire observer régulièrement les lois naturelles, pour réformer ou maintenir les coutumes et les usages introduits dans la nation, pour régler les droits particuliers des sujets relativement à leurs différents états, pour déterminer l'ordre positif dans les cas douteux réduits à des probabilités d'opinion ou de convenance, pour asseoir les décisions de la justice distributive. Mais la première loi positive, la loi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l'institution de l'instruction publique et privée des lois de l'ordre naturel, qui est la règle souveraine de toute législation humaine et de toute conduite civile, politique, économique et sociale. Sans cette institution fondamentale, les gouvernements et la conduite des hommes ne peuvent être que ténèbres, égarements, confusion et désordres; car sans la connaissance des lois naturelles, qui doivent servir de base à la législation humaine et de règles souveraines à la conduite des hommes, il n'y a nulle évidence de juste et d'injuste, de droit naturel, d'ordre physique et moral, nulle évidence de la distinction essentielle de l'intérêt général et de l'intérêt particulier, de la réalité des causes de la prospérité et du dépérissement des nations; nulle évidence de l'essence du bien et du mal moral, des droits sacrés de ceux qui commandent et des devoirs de ceux à qui l'ordre social prescrit l'obéissance.

La législation positive consiste donc dans la déclaration des lois naturelles, constitutives de l'ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au souverain; car ce qui est réellement le plus avantageux au souverain est le plus avantageux aux sujets. I1 n'y a que la connaissance de ces lois suprêmes qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d'un empire; et plus une nation s'appliquera à cette science, plus l'ordre naturel dominera chez elle, et plus l'ordre positif y sera régulier; on ne proposerait pas, chez une telle nation, une loi déraisonnable, car le gouvernement et les citoyens en apercevraient aussitôt l'absurdité.

Le fondement de la société est la subsistance des hommes, et les richesses nécessaires à la force qui doit les défendre, ainsi il n'y aurait que l'ignorance qui pût, par exemple, favoriser l'introduction de lois positives contraires à l'ordre de la reproduction et de la distribution régulière et annuelle des richesses du territoire d'un royaume. Si le flambeau de la raison y éclaire le gouvernement, toutes les lois positives nuisibles à la société et au souverain, disparaîtront.

Il s'agit ici de la raison exercée, étendue et perfectionnée par l'étude des lois naturelles. Car la simple raison n'élève pas l'homme au-dessus de la bête; elle n'est dans son principe qu'une faculté ou une aptitude, par laquelle l'homme peut acquérir les connaissances qui lui sont nécessaires, et par laquelle il peut, avec ces connaissances, se procurer les biens physiques et les biens moraux essentiels à la nature de son être. La raison est à l'âme ce que les yeux sont au corps : sans les yeux l'homme ne peut jouir de la lumière, et sans la lumière il ne peut rien voir.

La raison seule ne suffit donc pas à l'homme pour se conduire; il faut qu'il acquière par sa raison les connaissances qui lui sont nécessaires, et que par sa raison il se serve de ces connaissances pour se conduire dignement, et pour se procurer Les biens dont il a besoin. L'ignorance est l'attribut primitif de l'homme brut et isolé; dans la société elle est la plus funeste infirmité des hommes; elle y est même un crime, parce que les hommes étant doués d'intelligence doivent s'élever à un ordre supérieur à l'état des brutes; elle y est un crime énorme par son délit, car l'ignorance est la cause la plus générale des malheurs du genre humain et de son indignité envers l'Auteur de La nature, envers la lumière éternelle, la suprême raison et la cause première de tout bien.

Mais la raison éclairée, conduite, et parvenue au point de connaître avec évidence la marche des Lois naturelles, devient la règle nécessaire du meilleur gouvernement possible, où l'observation de ces lois souveraines multiplierait abondamment les richesses nécessaires à la subsistance des hommes, et au maintien de l'autorité tutélaire, dont la protection garantit, aux hommes réunis en société, la propriété de leurs richesses, et la sûreté de leurs personnes.

Il est donc évident que le droit naturel de chaque homme s'étend à raison de ce que l'on s'attache à l'observation des meilleures lois possibles qui constituent l'ordre le plus avantageux aux hommes réunis en société .

Ces lois ne restreignent point la liberté de l'homme, qui fait partie de son droit naturel; car les avantages de ces lois suprêmes sont manifestement l'objet du meilleur choix de la liberté. L'homme ne peut se refuser raisonnablement à l'obéissance, qu'il doit à ces lois; autrement sa liberté ne serait qu'une liberté nuisible à lui-même et aux autres; ce ne serait que la liberté d'un insensé qui, dans un bon gouvernement, doit être contenue et redressée par l'autorité des lois positives de la société.

Notes.

(1) Il en a été des discussions sur le droit naturel, comme des disputes philosophiques sur la liberté, sur le juste et l'injuste : on a voulu concevoir comme des êtres absolus ces attributs relatifs, dont on ne peut avoir d'idée complète et exacte qu'en les réunissant aux corrélatifs dont ils dépendent nécessairement, et sans lesquels ce ne sont que des abstractions idéales et nulles.

(2) Voyez-en l'exemple à la fin de ce chapitre.

(3) C'est la définition de Justinien; elle a, comme les autres, son aspect où elle est vraie.

(4) Voyez-en l'exemple, p. 734, et dans la note 14, p. 740.

(5) Voyez-en l'exemple dans la note 11, p. 733.

(6) Voyez-en l'exemple, p. 736 737. Avec un peu plus d'étendue cette proposition serait la nôtre.

(7) C'est le système du sophiste Trasimaque dans Platon, renouvelé depuis par Hobbes, et depuis Hobbes par l'auteur du livre intitulé Principes du droit naturel et de la poli tique. Voyez-le présenté et réfuté p. 731-733.

(8) Voyez-en l'exemple, p. 737-738.

(9) C'est le cas d'un homme seul dans une île déserte, dont le droit naturel aux productions de son île n'admet ni juste ni injuste, attendu que la justice ou l'injustice sont des attributs relatifs qui ne peuvent exister lorsqu'il n'y a personne sur qui les exercer. Voyez le commencement du quatrième chapitre.

(10) Voyez au bas de cette page et la suivante et p. 736-737.

(11) C'est ici le cas du proverbe qui peut s'adresser à tous dans l'état de pure nature, si tu en as besoin vas-en chercher, personne ne s'y oppose; cette règle s'étend jusqu'aux bêtes; celles d'une même espèce qui sont dans le même cas, ne cherchent point à se faire la guerre pour s'empêcher réciproquement de se procurer leur nourriture par leurs recherches.

(12) Que signifient ces mots plus libre? Signifient-ils plus arbitraire c'est-à-dire plus indépendant des motifs qui agissent sur la volonté? Non, car cette indépendance, si elle était entière, réduirait la volonté à l'état d'indifférence; et dans cet état la liberté serait nulle : ce n'est donc pas dans ce sens que l'on peut dire plus libre. Ces mots peuvent encore moins se rapporter à l'état de volonté subjuguée par des motifs invincibles. Ces deux extrêmes sont les termes qui limitent l'étendue de l'usage naturel de la liberté.

La liberté est une faculté relative à des motifs excitants et surmontables, qui se contrebalancent et s'entr'affaiblissent les uns les autres, et qui présentent des intérêts et des attraits opposés, que la raison plus ou moins éclairée, et plus ou moins préoccupée examine et apprécie. Cet état de délibération consiste dans plusieurs actes de l'exercice de la liberté, plus ou moins soutenus par l'attention de l'esprit. Mais pour avoir une idée encore plus exacte de la liberté, il ne faut pas confondre son état de délibération avec l'acte décisif de la volonté, qui est un acte simple, définitif, plus ou moins précipité, qui fait cesser tout exercice de la liberté, et qui n'est point un acte de la liberté, mais seulement une détermination absolue de la volonté, plus ou moins préparée pour le choix par l'exercice de la liberté.

D'après ces observations familières à tout homme un peu attentif à l'usage de ses pensées, on peut demander à ceux qui nient la liberté, s'ils sont bien assurés de n'avoir jamais délibéré? S'ils avouent qu'ils ont délibéré, on leur demandera pourquoi ils ont délibéré? Et s'ils avouent que c'était pour choisir, ils reconnaîtront l'exercice d'une faculté intellectuelle entre les motifs et la décision. Alors on sera d'accord de part et d'autre sur la réalité de cette faculté, et il deviendra inutile de disputer sur le nom.

Mais, sous ce nom, ne réunissons pas des conditions contradictoires; telles que la condition de pouvoir également acquiescer à tous les motifs actuels, et la condition de pouvoir également n'acquiescer à aucun; conditions qui excluent toute raison de préférence, de choix et de décision. Car alors tout exercice, tout usage, en un mot, toutes les propriétés essentielles de la faculté même, qu'on appellerait liberté, n'existeraient pas; ce nom ne signifierait qu'une abstraction inconcevable, comme celle du bâton sans deux bouts. Dépouiller la volonté de l'homme de toutes causes déterminantes, pour le rendre libre, c'est annuler la volonté, car tout acte de la volonté est de vouloir une chose, qui elle-même détermine la volonté à vouloir. Anéantir les motifs, c'est anéantir la liberté même, ou la faculté intellectuelle qui examine et apprécie les objets relatifs aux affections de la volonté...

Ne nous arrêtons pas davantage à cette absurdité, et concluons en observant qu'il n'y a que l'homme sage qui s'occupe à perfectionner sa liberté; les autres croient toujours être assez libres quand ils satisfont leurs désirs; aussi ne sont-ils attentifs qu'à se procurer les moyens de multiplier les choix qui peuvent étendre, non pas leur liberté mais l'usage imprudent de leur liberté. Celui qui n'a qu'un mets pour son repas, n'a que le choix de le laisser ou de le manger, et d'en manger plus ou moins; mais celui qui a vingt mets, a le pouvoir d'étendre l'exercice de sa liberté sur tous ces mets, de choisir ceux qu'il trouvera les meilleurs, et de manger plus ou moins de ceux qu'il aura choisis. C'est en ce sens que l'homme brut n'est occupé qu'à étendre toujours l'usage de sa liberté et à satisfaire ses passions avec aussi peu de discernement que de modération; ce qui a forcé les hommes qui vivent en société, à établir eux-mêmes des lois pénales pour réprimer l'usage effréné de leur liberté. Alors ils étendent leur liberté par des motifs intéressants qui se contrebalancent et excitent l'attention, qui est pour ainsi dire l'organe actif de la liberté ou de la délibération. Ainsi la liberté ou délibération peut s'étendre par les motifs mêmes qui limitent l'usage précipité et imprudent de la liberté.

(13) Il y a bien des espèces et bien des degrés de folle; mais tout homme qui est fou par l'effet d'une mauvaise constitution de son cerveau, est entraîné par une loi physique qui ne lui permet pas de faire le meilleur choix, ou de se conduire avec sagesse.

(14) L'ordre naturel le plus avantageux aux hommes, n'est peut-être pas le plus avantageux aux autres animaux; mais dans le droit illimité, l'homme a celui de faire sa part la meilleure possible. Cette supériorité appartient à son intelligence; elle est de droit naturel, puisque l'homme la tient de l'Auteur de la nature, qui l'a décidé ainsi par les lois qu'Il a instituées dans l'ordre de la formation de l'univers.